Construit en itinérance entre Moselle, Meurthe-et-Moselle et Luxembourg, l’histoire du géant du Pays-Haut/Alzette/Belval continue de s’écrire avec les personnes que nous rencontrons. Les premières images du futur spectacle se forment dans nos têtes.

 

 

PIOT, LE ROI DES CHEMINÉES

ÉPISODE 1 – PUBLIÉ LUNDI 12 JUIN

Nous sommes le 30 septembre. Piot se dépêche de rentrer chez lui avant la tombée de la nuit. Il a sept ans, et depuis la rentrée il a le droit de parcourir seul le chemin qui sépare la maison de sa grand-mère, située sur la route d’Audun-Le-Tiche, de celle de ses parents qui habitent dans la cité ouvrière de Villerupt, la petite derrière la mairie. Après l’école, Piot se rend tous les soirs chez sa mamie Louise, en attendant que ses parents reviennent. Sa maman travaille au Luxembourg, et à la débauche il y a les bouchons. Son papa lui, est ouvrier sur des chantiers de construction, et il rentre avec la lune, comme dit sa mamie.

Piot adore aller chez sa mamie Louise après l’école. Elle lui prépare son goûter qu’il prend dans la verrière derrière la maison. Il le partage avec les petits oiseaux qui l’attendent dans la grande cage. Puis ensemble ils chantent, parce que par-dessus tout, Piot aime la musique. Avant, son papy venait pendant le goûter avec son accordéon, pour accompagner le chant des oiseaux.

Plus tard dans la journée, sa mamie et lui préparent un plat, que Piot aura en charge de ramener à ses parents pour le diner. Sa mamie Louise connait toutes les recettes de la région, mais comme le papy de Piot était italien, elle sait aussi faire les pâtes, toutes les pâtes, de toutes les formes, et à toutes les sauces. Celles que Piot préfèrent, ce sont les linguine à la Napolitaine, avec beaucoup de thon.

Chaque soir, Sa mamie dit à Piot de faire attention sur le retour, de bien marcher sur les trottoirs, de regarder des deux côtés s’il doit traverser la route, de ne pas s’écarter du chemin, toujours le même, celui que Piot faisait déjà l’année passée, une fois sur deux avec sa mamie, l’autre avec son papy. C’est lui, son papy, qui l’avait surnommé comme ça : Piot. Son vrai prénom est Angelo. Mais son grand-père l’avait toujours appelé mon Piot, et c’était resté.

D’accord mamie, lui répond Piot en l’embrassant, son cartable sur le dos, son plat de linguine sous le bras.

Piot marche toujours sur le trottoir du côté droit, cela lui évite d’avoir à traverser l’avenue principale où circulent beaucoup de voitures. Mais chaque soir, avant de tourner à l’angle du commissariat, Piot regarde de l’autre côté de la voie. Il y a là une ancienne horloge, accrochée discrètement sur un mur tout juste repeint. L’année passée, Piot avait demandé à son papy ce que c’était que cette grande montre sur le bâtiment. L’ancien mineur lui avait expliqué que l’horloge venait de l’usine, avant qu’elle ne soit détruite ; qu’elle avait rythmé la vie des ouvriers de l’aciérie, de leurs familles, et indirectement de presque toute la ville pendant des dizaines d’années. Après ça, chaque soir que son papy avait raccompagné Piot chez lui, il lui racontait l’histoire de l’usine, le travail du fer, les laminoirs, les hautes cheminées, les rails pour le train ; mais surtout il lui racontait les mines, qu’il connaissait mieux puisqu’il y avait travaillé toute sa vie. Il lui avait dit son voyage depuis l’Italie, son arrivée dans la neige qu’il n’avait jamais vue avant, les anecdotes rigolotes avec les copains, les accidents trop souvent, la rudesse du travail, sa rencontre avec sa mamie, les grandes fêtes sur la place, les moments plus difficiles, la guerre, les luttes sociales. Il lui avait tout raconté, jusqu’à la fermeture de l’usine, puis des mines.

Piot avait adoré toutes ces histoires, ils avaient souvent ri ensemble, un peu pleuré aussi. Alors chaque jour, en passant devant l’horloge, Piot s’arrête un instant et pense tendrement à son grand-père, à l’italien devenu français, au mineur, au musicien des jours de fête. Et il continue ainsi son chemin, un air d’accordéon dans la tête.

ÉPISODE 2 – PUBLIÉ VENDREDI 16 JUIN

Ce soir-là, lorsqu’il tourne la tête vers l’horloge, Piot aperçoit qu’un ballon de baudruche blanc est retenu par son fil à la grande aiguille. Il a l’impression que le ballon cherche à s’échapper de son emprisonnement. L’enfant hésite à traverser l’avenue pour l’aider. Enfin, il regarde à gauche puis à droite, et s’engage prudemment pour parvenir jusque sous la pendule. Celle-ci n’est pas accrochée très en hauteur sur le mur, mais suffisamment pour que le petit garçon ne puisse pas l’atteindre. Piot se hisse alors sur les branches de l’arbre situé au pied du bâtiment, et réussit ainsi à joindre l’horloge. À bout de bras, il libère le ballon qui s’envole brusquement, déséquilibrant l’enfant qui manque de chuter. Piot se rattrape de justesse, et se laisse glisser de branche en branche jusqu’au sol. Un peu secoué, il récupère son sac, son plat de pâtes, puis s’engage rapidement sur la route sans faire attention à la voiture qui arrive dans sa direction. Le garçon entend simplement les crissements des freins. Il a juste le temps de se se recroqueviller, puis rien. Il redresse lentement la tête et découvre le véhicule arrêté à une vingtaine de mètres. Le ballon blanc plane au milieu de la voix, stoppant net la course de l’automobile. La sphère s’élève alors lentement dans les airs pour rejoindre Piot, et tous deux gagnent rapidement le trottoir.

Avant de continuer son chemin, Piot se retourne un instant vers l’horloge, et regarde longuement son nouvel ami. Puis il reprend sa route presque comme à son habitude, un air d’accordéon dans la tête, et au-dessus, un ballon de baudruche blanc qui l’accompagne.

Lorsqu’il arrive enfin chez lui, le ballon est trop volumineux pour passer dans la porte. Alors Piot lui fait signe de s’installer sur le toit. Plus tard à table, Piot raconte avec enthousiasme à ses parents, son aventure et sa rencontre avec le ballon. Sa maman ne croit pas vraiment à son récit, mais elle insiste sur la nécessaire prudence dont il doit faire preuve en traversant la route. Puis elle lui raconte avec mélancolie que son histoire lui rappelle les grandes fêtes sur la place du marché de Villerupt. On y accrochait des ballons de toutes les couleurs dans les arbres, et les enfants grimpaient pour les récupérer. C’était à celui qui en aurait le plus à faire s’envoler.

Piot sait que dans la commune, tous ceux qui vivaient là du temps de la mine et de l’usine, sont nostalgiques de cette époque. Le dimanche, quand avec ses parents il déjeune chez des amis ou de la famille, il écoute les conversations. Piot adore les discussions d’adultes. Tu te souviens comme on faisait la fête, il faisait bon vivre, rappelle-toi comme on s’entraidait. Il entend parfois la colère, souvent la tristesse dans les voix, un peu le vide. Pourtant, c’est pas que ça ne va pas aujourd’hui, mais ce n’est plus pareil. Beaucoup d’italiens sont rentrés au pays après la fermeture des mines, alors d’autres les ont remplacés au village. De nouvelles personnes sont venues, pour le Luxembourg juste à côté. La frontière est à deux ou trois kilomètres. Là-bas au Luxembourg, il y a du travail bien payé. Alors ils sont nombreux à faire la route dans les bouchons matin et soir. Son père dit que Villerupt devient une cité dortoir.

D’ailleurs, c’est l’heure pour Piot de rejoindre sa chambre à l’étage, et de se glisser sous sa couette. Après l’avoir embrassé, ses parents redescendent dans la cuisine. Le garçon bondit alors hors de son lit, place une chaise sous son velux, et passe sa tête à l’extérieur. Il est heureux de découvrir que son ballon est toujours là. Au-dessus de la cheminée, son ami s’amuse dans la fumée. Il se place juste au-dessus du conduit pour que l’air chaud le propulse dans les airs, puis redescend doucement par le côté. Piot revient un instant dans sa chambre, attrape l’ancien casque de mineur de son grand-père, puis se hisse au travers du velux pour rejoindre son ami.

Une fois parvenu sur le toit, il s’assoit à califourchon sur le faitage. Il allume ensuite la lampe sur le casque. Un magnifique spectacle apparaît alors à ses yeux. Dans le faisceau de sa lumière, à perte de vue, les cheminées des maisons ouvrières soufflent de fines fumées blanches. Elles s’élèvent dans le ciel en ondulant. Une multitude de petits ruisseaux parcourent ainsi l’horizon, et se jettent finalement dans la voie lactée. Son ami le ballon s’amuse, passant d’une cheminée à l’autre, à la recherche des courants d’air chaud dans chaque affluent.

Piot se redresse. En quête d’équilibre, il écarte les bras à la manière d’un funambule, et progresse ainsi de toit en toit pour rattraper son ballon. Parvenu d’abord près de la cheminée de sa propre maison, l’enfant croit entendre les voix de ses parents s’échapper du conduit. Il s’arrête un instant, et perçoit effectivement leur conversation. Tous les deux continuent d’évoquer le temps des mines et de l’usine, le temps où le travail du fer faisait prospérer la région, le temps des fêtes et de l’entraide.

Un peu plus loin, sur le toit de son copain Manuel, Piot tend également l’oreille près de la cheminée. Il y entend parler un chaleureux mélange de français et de portugais. Là encore il ressent la nostalgie dans les voix. Les parents de Manuel parlent du village où ils se sont rencontrés. Sa maman se souvient qu’en septembre les amandes y sont délicieuses. Eux aussi évoquent les fêtes, les bals, les orchestres d’accordéons qui défilent dans les rues, les ambiances chamarrées.

Piot continue ainsi son chemin sur les toits des maisons, écoutant attentivement près de chaque cheminée, les paroles des habitants. Français, italien, portugais, polonais, belge, allemand, luxembourgeois, turc, marocain, … une multitude de langues et d’accents différents s’échappent des conduits, et s’écoulent dans les ruisseaux de fumée pour ensuite se mêler les uns aux autres. Si Piot ne sait pas exactement quels sont tous ces pays, il trouve ce spectacle formidable. Il comprend aussi au travers de toutes ces conversations, qu’il est douloureux de quitter un endroit qu’on aime. Il se dit que l’endroit de Manuel et de sa famille, c’est le portugal ; il se dit que l’endroit de ses parents, c’était l’époque des mines et de l’usine ; il se dit que son endroit à lui, c’était son grand-père.

Piot a marché longtemps sur les toits des maisons, absorbé par tout ce qu’il entendait, allant de cheminée en cheminée. Le petit garçon n’a pas fait attention au chemin parcouru, et maintenant il ne sait pas où il se trouve. Il redresse alors la tête et aperçoit son ami le ballon, très haut dans le ciel, planant au sommet d’une immense cheminée, très très haute, bien plus haute que toutes les autres. Ne sachant pas où il se trouve exactement, ni dans quelle direction aller pour rentrer chez lui, Piot entreprend d’escalader l’édifice par une longue échelle, pensant que depuis là-haut il pourrait reconnaître le toit de sa maison.

Parvenu au sommet, Piot scrute l’horizon. Malheureusement, autour de lui tous les toits se ressemblent. Impossible de distinguer le sien. Un peu fatigué, Piot s’asseoit sur le large rebord de la cheminée pour regarder à l’intérieur. Il prend alors conscience, qu’à la différence de toutes les autres, cette cheminée est inerte. Aucune fumée ne s’en échappe, aucune parole, aucun accent. Afin de comprendre pourquoi elle ne fonctionne pas, Piot tente d’éclairer le fond du conduit avec la lampe de son casque. Ne voyant rien de particulier, il se penche plus en avant. Mais lorsque le rebord s’effrite sous ses fesses, le jeune garçon ne parvient pas à se stabiliser. Piot glisse dans le conduit. Ce n’est qu’après quelques mètres de chute dans le vide, qu’il réussit à attraper le bout de la ficelle du ballon venu à son secours. Avec Piot accroché à son fil, le ballon ne peut remonter le conduit. Tous les deux se laissent donc descendre lentement vers le coeur de la cheminée.

… À SUIVRE …

L’ancienne horloge de l’usine de Micheville a rythmé la vie des habitants de Villerupt pendant plusieurs dizaines d’années.

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